Mise en garde: ce billet contient une forte teneur en états d'âme.
Sylvain
L'année sabbatique, c'est finalement une sorte de gros big-bang.
Prenez votre vie "normale", enlevez-y votre boulot, votre logement, votre TV, votre Playstation, vos factures, vos activités, vos sorties, vos amis, votre famille... En gros virez à peu près tous les repères, habitudes, routines et contraintes de la vie courante (les impôts, le loyer...), ajoutez beaucoup beaucoup de temps libre, partez loin, secouez bien fort et servez frappé.
Voilà, vous êtes en année sabbatique à l'autre bout du monde.
Je ne sais pas si
une année sabbatique c'est bien en général, ce que je sais par contre c'est que
cette année sabbatique fut fantastique.
Au moment de partir je me rappelle me dire que ce genre d'année n'avait pas d'obligation de réussite. On a le droit d'être déçu, d'être déboussolé, de ne pas se plaire, d'avoir le mal du pays... Bref je me disais que peut-être, si ce n'était pas aussi bien qu'espéré, nous serions de retour plus tôt.
Cela ne s'est pas produit.
Pas de mal du pays et pas une seule fois je me suis dit "Mais qu'est-ce que je fous là?". Je me suis petit à petit glissé dans le voyage et plus les mois passaient plus je l'appréciais.
Il y a quelques semaines, nous étions avec
Paul sur son bateau, en train de traverser la Mercury Bay. Il fait beau, nous passons un super moment, on file à toute vitesse sur l'eau, je croise son regard et il nous dit, à Hélène et moi, "It makes you feel alive, doesn't it?" (Ça rend vivant, hein?).
Et effectivement, cette année je me suis senti très vivant.
Une année sabbatique, ce sont d'abord des souvenirs. C'est la première chose qui me vient à l'esprit quand j'y songe: tout ce qu'on a mis dans la malle à souvenirs, toute cette densité, l'impression d'avoir vécu 5 années en une. Une sorte de gros mille-feuille rempli d'impressions,
de rencontres en pagaille, d'
une foule de paysages incroyables, de couchers de soleil, d'
expériences inattendues, de
craquages, d'
animaux, de
petits et de grands
instants,
des galères aux
moments de
plénitude.
Et si ça se passe comme tout au long de l'année, plein de souvenirs vont encore prendre du relief et de la patine avec le temps. Ça promet :-)
C'est probablement ce qui m'a le plus marqué: avoir plein de temps. Ce temps libéré est bien sûr le résultat de l'abandon de toute activité professionnelle mais ce n'est pas tout. Le fait de quitter son pays et d'être sur la route a un effet démultiplicateur. Cet abandon de toutes les contraintes quotidiennes, de tous ces petits trucs qui prennent 1/2h par ci, 1h par là. Une année sabbatique en restant chez soi est sûrement très différente.
Au début, le changement d'échelle est un peu vertigineux (tout ce temps libre devant soi, arg!) mais il devient vite absolument génial: on compte en semaines au lieu de compter en jours, en mois plutôt qu'en semaines. On peut se permettre de rester dans un endroit qui plaît, on peut décider de ne rien faire, tout cela n'a pas de conséquence.
Dans une année sabbatique, ce qu'on ne fait pas aujourd'hui, on le fera demain, ou pas du tout, ce n'est pas grave. On ne regarde plus la montre, on ne dit plus "mais on n'a pas le temps".
Jamais nous n'avons planifié plus de 2 ou 3 mois en avance, pour laisser la place aux coups de tête et à la spontanéité.
C'est peut-être la sensation la plus difficile à décrire, mais avoir 13 mois devant soi, plus qu'une année à écrire, c'est excitant, flippant aussi mais cela procure un sentiment de liberté incroyable. On se retrouve à avoir (presque) tout le temps le choix. On sait qu'il ne tient qu'à nous de faire ce que l'on veut faire, d'aller là où on a envie, de travailler (ou pas), d'aller dans des familles (ou pas)....
Par ailleurs, le road-trip exacerbe tout cela: le terrain de jeu, c'est la carte de l'Australie. Parcourir les étendues immenses, dormir n'importe où, se demander "comment ce sera là-bas?", y aller, s'extasier (ou pas d'ailleurs)... Ce sont des moments très fort de liberté totale.
Je me suis plu à être dans cet état de curiosité, d'éveil permanent. Comme si on éteignait certaines zones de son cerveau et qu'à la place on sollicitait des endroits inhabituels.
Ce fut un grand plaisir de cette année. Une année sabbatique, c'est finalement une année pour soi, rien qu'à soi. Le seul objectif, jour après jour, c'est de faire des trucs chouettes, de faire ce qu'habituellement on repousse sans cesse dans la "vie normale". Visiter ce qui nous plaît, se baigner si on en a envie, lire si et autant qu'on le veut, cuisiner ce qui nous tente... Et ce pendant des mois. On n'est pas toujours habitué à autant "se chouchouter", à autant s'écouter. Ça fait du bien.
- recul, retour à l'essentiel
Là encore, j'ai l'impression d'enfiler un autre lieu commun comme une perle mais tant pis c'est ainsi, quand on se retrouve sur la route, avec toute sa vie dans son sac, sans tentations ni contraintes, cela crée une sorte de prise de recul, de changement de point de vue assez surprenant.
On apprend beaucoup sur soi, des choses se confirment, d'autres s'infirment mais une chose est sûre, on finit par (mieux) savoir ce qui compte, ce qui manque. Et au final, bah ya pas grand chose qui manque. Peut-être aussi parce qu'on sait que tout ceci a une durée limitée.
Sûrement une conséquence de tout le reste. Les semaines passant, j'ai senti une sorte de détachement devenir de plus en plus fort. Évidemment, par la force des choses, on se détache de la télé, du téléphone portable...Mais je me suis aussi détaché de l'actualité, de l'envie de répondre rapidement à mes emails... Assez subtilement, on s'installe dans le voyage et on finit par "rejeter" ce qui semble nous ramener à la vie normale.
Au final, si ce n'était l'aspect pratique lorsqu'il y a des démarches à faire (réservations, comparaisons...), je pense que l'idéal est de ne même pas avoir d'ordinateur portable.
Un effet collatéral de se retrouver avec ce temps libre est qu'on se retrouve ... en face de soi.
Les contraintes de la vie "normale" nous poussent souvent à être dans l'action, le mouvement permanent, presque compulsif. On passe rapidement d'une tâche à l'autre, on essaie tant bien que mal de gagner du temps. En vacances, on fait tout pour en profiter, parce que ça ne va pas durer, dans quelques jours on retourne au boulot.
Nous aurions pu avoir deux attitudes devant tout le temps qui était subitement à notre disposition: chercher à le remplir, être tout le temps dans l'action. Nous avons parfois
cédé à cette tentation, en le regrettant.
L'autre attitude est plus difficile, car elle consiste à se prendre à rebrousse-poil: accepter ce temps, accepter de ne rien faire, de ne pas chercher à le remplir, juste d'être quelque part, de profiter d'un endroit. Nous avons été surpris de voir comment nous réagissions à cette sorte de limitation de vitesse que nous nous imposions. De toutes les leçons de ce voyage, ce passage au"
slow" restera un des plus enrichissants.
Pour reprendre l'expression d'un célèbre patron de chaîne, avoir tout ce temps, jouir de tout cette liberté, cela donne beaucoup de
temps de cerveau disponible. L'esprit part explorer des territoires inconnus, il vagabonde, beaucoup de temps pour penser, réfléchir, on fait des rêves surprenants, on a plein de temps pour discuter, on se trouve plus créatifs...
D'une certaine manière, j'ai ressenti un glissement du faire à l'être. En écrivant cela, je repense aux mots de Wayne.
Wayne construisait sa maison depuis 5 ou 6 quand je lui ai demandé: "Mais tu n'en as pas marre parfois? N'es tu pas dans l'attente continuelle d'avoir enfin fini?". Et Wayne de me répondre: "Mais il n'y a rien d'intéressant dans le fait d'avoir fini. Je suis heureux dans le processus." ("We are happy at doing it") (J'ai ramené cette remarque sous le bras, et je crois que je suis encore en train d'en saisir la portée).
Une année de balade, ce sont aussi des rencontres. Et sur ce sujet, on peut dire qu'on n'aura pas été déçu. Cela a commencé avec Marie, notre coloc à Melbourne, puis cela a continué toute l'année avec les semaines dans des familles HelpX et au gré des rencontres sur la route. L'ouverture vers les gens restera un gros souvenir de mon année.
Il y aurait beaucoup à dire sur une année comme celle-là mais comme je n'ai pas comme objectif de battre le record du plus long billet je vais m'arrêter là.
En un mot: une année "bigger than life".
Hélène
Une année sabbatique, c'est pleins d'étapes qui s'empilent. D'abord les quelques mois avant de partir, où l'on lâche progressivement ce qui nous rattache à la France: le boulot, l'appart, les proches... Et puis comme l'a dit quelqu'un qui m'est cher, "une fois dans la piscine, je nage", et je suis bien.
Il m'a fallu un peu de temps pour apprivoiser le potentiel d'une telle année. Au début, c'était un peu flippant d'avoir autant de temps devant moi... Ça titille mes envies, ce que j'ai envie d'en faire. Et rapidement, j'ai adoré le sentiment de liberté (aller où l'on veut, faire ce que l'on veut, sans contrainte, ne pas être aliéné par la routine) et le temps que cela dégage. Temps pour réfléchir, faire le point, faire les choses lentement. Ne pas s'étourdir dans le quotidien mais être en face de soi.
La tranche Perth-Darwin reste pour moi le symbole des émotions d'une telle année: on roule, il a fait chaud dans la journée mais ça se rafraîchit, le soleil est couché mais les couleurs bleues/mauves/roses perdurent dans le ciel et contrastent avec la terre rouge, on est tout seul sur la route, on écoute de la bonne musique, l'esprit vagabonde.. Et on sait que l'on va sûrement dormir dans un coin chouette. Un sentiment de liberté très puissant.
Les paysages
Fin décembre, on a montré des photos de notre périple et en voyant tous ces paysages défiler, des eaux turquoises de la Western Australia aux crocos du Nord, de la barrière de Corail aux montagnes néo-zélandaises... Waouh. On a empilé des paysages dingues et des ambiances qui m'habiteront longtemps.
Les dodos dans la nature
Quoi de plus chouette que de dormir au bruit des vagues? De se réveiller le matin et d'entendre les kookaburras rire et se répondre? Prendre son petit déj devant la mer turquoise, ou devant un lac entouré de montagnes?
J'ai savouré ces moments, des pépites de vie.
L'absence de travail
Je n'en doutais pas, mais j'ai eu la preuve que le travail ne m'a pas du tout manqué :-) Quel plaisir de ne pas travailler, ou alors de découvrir autre chose! (cf. vignoble ou maison en paille). Plaisir de se lever tôt (vous avez bien lu!) pour regarder le lever de soleil (et se rempaffer), ou pour faire une rando... Ou plaisir de la grasse-mat :-)
Le plaisir de l'anglais
J'aime les langues étrangères, notamment l'anglais, et j'ai été servie! Dérouillage de l'oreille en début de séjour, frustrations d'avoir perdu depuis le Canada et impression de ne pas progresser, corrections et explications de Marie qui réfléchit à sa langue et était toujours disponible aux questions. Plaisir de voir que les expressions idiomatiques rentrent et restent dans le cerveau... Plaisir d'entendre Marie dire fin décembre que notre anglais était meilleur, plus fluide, et que l'on parlait très bien.
Pendant cette année, j'ai lu, lu et lu en anglais, et c'était bien! Ce que j'ai aimé, c'est tous ces magasins de bouquins d'occasion, cavernes d'Ali Baba où je pourrais passer des jours.
Les rencontres
Difficile de ne pas évoquer les rencontres car pour moi elles sont la colonne vertébrale d'un voyage. J'ai encore un peu de mal à me replonger dans tous les moments que l'on a partagés, tant cela fait remonter des émotions... J'ai été bluffée par la générosité des Australiens, à leur capacité d'ouvrir la porte (de la conversation aussi bien que de la maison) à des étrangers; idem pour les Kiwis, par exemple à Flaxmill Bay. J'ai aimé leur côté direct, sans chichi, et cela m'a aidée à recevoir sans tortiller. Ces rencontres prennent une intensité particulière quand on est à l'autre bout de la planète... J'ai apprécié leur disponibilité et leur curiosité. Et je me sens honorée de leur gentillesse et de leur accueil.
Les quelques jours à Meredith à Noël gardent une saveur particulière pour moi, car je pensais avoir un coup de blues du fait de ne pas être en France pour ces fêtes de fin d'année. Et puis finalement, certes j'ai eu une grande pensée pour ma famille et je savais que le retour dans l'Hexagone était proche, mais j'étais bien car je me sentais en famille, à ma place.
Voyager léger
Pas évident de mettre sa vie dans un sac de 20 kg... Expérience intéressante, car, au final, je n'ai manqué de rien.
Le soutien des proches
C'est quelque chose qui a été très important pour moi cette année: savoir que mes proches suivaient mon périple, étaient intéressés, se sentaient concernés. Merci à tous ceux qui ont pris le temps de penser à moi malgré la distance!
Pour répondre à la question, cette année sabbatique, c'était bien :-)